J’ai défini précédemment un lieu comme un espace chargé de sens. Notre lieu de travail se charge de tout ce que nous rapportons à la notion de travail, que ce soit la production ou la socialisation. Le cosmos, quand nous trouvons le moyen de l’observer, nous réserve les mêmes qualités. Nous y rapportons ce que la science ou ce que la religion énoncent, pris entre le comment et le pourquoi. Ainsi à chaque lieu son sens. Les lieux et les sens peuvent être en contradiction, en conflit. Nous ne consommons pas en pensant vraiment à l’écologie, ces deux domaines sont encore tellement séparés. Nous sommes capables d’aller admirer les dernières tortues au bout du monde et d’en déplorer la disparition, alors même que nous participons à leur destruction. Deux lieux, ici et ailleurs, deux sens, consommer et s’indigner. Les mêmes mécanismes doivent s’enclencher entre espace et sens, comme un parallélisme.
Ce problème s’est cristallisé en prenant certaines photographies, notamment les portes et les fenêtres délaissées par leur mur. Ouvrant et dormant, comme les nomment les menuisiers, forment, dans leur fonction première, une ouverture entre un intérieur et un extérieur. Les fenêtres sont percées pour faire entrer l’air et le soleil. Mais elles sont aussi une séparation. Elles nous protègent du froid, du vent et des regards. Par ce simple geste d’ouvrir et fermer une fenêtre, nous établissons une distinction. Dans une ruine, il n’y a plus de fonction, et la fenêtre perd ce caractère de séparation. Intérieur et extérieur deviennent flous puisque tout est en train de s’ouvrir. La ruine est un intérieur voué à s’extérioriser. La ruine est constituée de frontières poreuses de plus en plus indéfinies. Néanmoins, une ouverture dépourvue de cadre fournit un sens de fermeture. Une porte dans le vide est tout de même une porte, elle fournit invariablement l’impression quelle était là pour être ouverte ou fermée. Nous sommes en plein vent et pourtant nous avons à l’esprit qu’il y a une distinction, une frontière, entre un ici et un ailleurs.
Le premier trait de la distinction est d’être nécessaire. Tout être vivant a besoin pour se maintenir en vie d’établir une séparation entre un intérieur et un extérieur. La nutrition en est le fondement. Se nourrir revient à assimiler un corps étranger et identifié comme tel. Le contraire reviendrait à se nourrir de soi-même, c’est à dire se détruire. Nous avons un besoin impérieux d’établir des frontières, de distinguer le soi de l’autre. Patrick Tord va plus loin en affirmant que cette séparation principielle est le cœur de la conscience. Ainsi, pour lui, une cellule est douée de conscience. Ceci est une vision restrictive et fonctionnelle de la conscience, mais elle nous permet de bien voir que la séparation entre un intérieur et un extérieur est au principe de la vie.
D’autre part, pour nous humains, les frontières sont arbitraires dans la mesure où elles sont des interprétations du monde. Elles sont historiques. La lecture de Philippe Descola est centrale de ce point de vue. Dans Par delà Nature et Culture, il montre que la distinction entre intérieur et extérieur a donné lieu à des interprétations. Chaque civilisation a développé son rapport propre au monde, établissant des échanges différents entre humains et non humains. Ainsi l’intériorité et la physicalité sont appréhendées comme identiques où différentes. Philippe Descola élabore un système descriptif des cultures du monde, déclinant les quatre combinaisons possibles. J’en retiens deux opposées, dont l’une est la nôtre. L’animisme est le rapport au non humains dans lequel les intériorités sont identiques et les physicalités dissemblables. Les achuars, dont le territoire amazonien est à cheval entre le Pérou et l’Équateur, perçoivent les autres êtres comme des humains dont l’aspect est différent. Les arbres, par exemple, forment société, entretiennent les mêmes codes, les mêmes relations, ils sont des humains avec une autre apparence. Il est alors possible d’établir des communications avec ces êtres, il est possible de leur parler et de les traiter en égaux. Le naturalisme, notre civilisation, est en tout point opposé. Si les corps sont semblables, comme agencements différents de la matière, les intériorités sont dissemblables. L’agriculture techniciste est le fruit de cette conception du monde. Achuars ou modernes, nous fissurons le monde de distinctions arbitraires issues du truchement de notre histoire.
Les distinctions sont nécessaires et arbitraires. Pour connaître nous devons séparer le monde en éléments et établir des relations entre ces éléments. Mais rien n’est donné d’emblée. Nous devons produire un effort constant de détermination, de définition, qui aboutit, pour partie, à nous rendre compte que ces déterminations sont fluctuantes. Qui n’a pas ressenti l’impossibilité d’une conversation uniquement fondée sur le désaccord des définitions. Nous sentons qu’il est nécessaire de définir les termes de la discussion avant de tomber d’accord sur les conséquences. Les incompréhensions naissent du flou des déterminations. Si ces indéterminations sèment la discorde dans les relations, elles le font aussi dans la pensée. S’il est possible d’admirer les tortues tout en participant à leur destruction, c’est qu’une confusion s’établit entre deux ordres parallèles. Ces deux ordres sont l’espace et la pensée. Chacun est scindé par ces propres distinctions. Ces scissions, mouvantes, ne réussissent jamais à se recouvrir parfaitement. Imaginez deux couches de nuages. Les nuages des deux couches ne peuvent pas se superposer, soit parce les vents ne sont pas les mêmes à des altitudes différentes, soit parce que les nuages chargent de forme constamment. Le tout formant évidemment un système plus large.