Reprenons un point. J’ai affirmé que chaque être vivant doit établir une séparation entre un intérieur et un extérieur pour se maintenir en vie. La séparation est nécessaire à la survie. Prise comme telle, cette affirmation peut engendrer une vision fermée de la vie. Ce qui constitue un être peut sembler se réduire à une identité à un système clos. Non, la vie est constituée d’une tension entre fermeture et ouverture. Chaque être tend à maintenir son organisation, mais pour cela, il doit compter sur ce qui l’entoure. Un organisme n’est pas seul, il est le fruit d’un ensemble plus large qui lui permet d’étendre ses possibilités. Pour vivre, il faut s’alimenter.
Étymologiquement, l’aliment est ce qui permet s’élever, de faire croître. Aliment dérive d’altus, « haut ». S’alimenter c’est se rendre plus grand que l’on est. Aliment et nutrition sont très proches et d’une certaine manière interchangeables.
Alors, tout est dit. Et pourtant tout a besoin d’être détaillé. Car l’aliment est le pont qui enjambe la distinction dont j’ai parlé. La frontière d’un être et à la fois annihilée et confirmée. Annihilée, car une vie dépend hautement des apports extérieurs. Nous devons manger d’autres êtres vivants, plantes ou animaux. Il existe une nécessité impérieuse d’incorporer d’autres corps pour nous développer et agir. Notre action dépend d’autres actions. Nous devons arrêter d’autres existences pour exister. Nous vivons par la destruction. Et quand je dis nous, je convoque l’ensemble de ceux qui vivent de la prédation, et nous en sommes en quelle sorte au sommet. Confirmé, car avoir recours à un autre que soi, c’est s’affirmer soi-même comme être distinct. Avoir besoin d’un autre, revient à établir les contours de soi et de l’autre. En assimilant, nous sommes différents, mais aussi nous nous perpétuons dans notre être. Le résultat de l’assimilation n’est pas deux ni un, il est autre. Autre dans la mesure c’est l’ensemble qui prend forme, c’est un système, composé des deux rives de la fracture poreuse, qui vient à l’existence. Un biotope en quelque sorte.
L’aliment est une relation. Si cette relation nous élève, c’est qu’elle nous fait à la fois sortir de nous et nous confirme dans notre devenir. Elle nous permet d’étendre nos possibilités, notre puissance d’agir. Mais si elle nous élève, c’est que nous pouvons lui donner des intensités différentes. Nous ne donnons pas la même forme à ce pont suivant que nous jetons quelques branchages ou que nous élevons des pierres taillées. L’effort nous ouvre les voies d’une intensification de ce rapport. Bouffer n’est pas manger, manger n’est pas savourer. Tondre une forêt n’est pas non plus demander pardon à l’être que nous allons utiliser pour la vie que nous lui retirons.
La qualité de la relation se juge aussi à la qualité de ce que nous assimilons. L’objet approprié doit être grand pour que nous devenions grands. Le cannibalisme peut s’expliquer par l’incorporation de la force de l’homme mangé. Trophée de guerre, l’ennemi se voit dérobé sa puissance par la digestion. Voilà pourquoi Mc Donald nous affaiblit. Ronald nous donne à manger une nourriture carnée pourtant si désincarnée, car elle est pauvre de sens. Voilà pourquoi nous ne voulons pas manger la pâtée que nous donnons à notre chat, pourtant tout à fait comestible. Les choses faibles nous affaiblissent.
Quelle implication pour la photographie ? Éveiller constamment l’écoute de soi et des autres. Lire de tout, voir de tout, ramifier le plus possible son rapport au monde et le mettre en question régulièrement. Rechercher une pensée rhizomique, et étendre ses raies à la manière d’un gingembre, pénétrant les ténèbres terreuses, s’étendant pour faire jaillir des pousses à la lumière. Pour alimenter sa photographie, il faut oublier la photographie.