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Ma relation à la photographie est avant tout une résistance à la vacuité. J’exerce, comme beaucoup de gens, un travail de bureau fait essentiellement de tâches administratives. Mes goûts ne m’avaient pas destiné à cette existence, ma place dans les rapports sociaux si. Néanmoins, je ne résiste pas à des rapports sociaux mais bien à la vacuité. Je recherche une densité.

Je suis un autodidacte en photographie, même si j’ai pu suivre quelque cours du soir dans une école parisienne, j’ai principalement tracé ma route seul avec cette petite boite obscure , le plus souvent en bandoulière que portée à l’œil. Ma rencontre avec cette petite horloge remonte à loin, dans un rapport paternel, intrigué par cette mécanique et ces possibilités. J’ai eu un appareil à moi il y a 15 ans, sentant la nécessité de donner corps à un monde qui semblait m’échapper. Certains prennent un crayon, d’autres un boîtier, tout est affaire de rencontre. J’ai alors pris des clichés, vagabondant dans le jeu du déclenchement. Nuages, passants, portes, plafonds, tout y passait. Sentir ce lien charnel entre mon œil, mon doigt et l’objet me faisait du bien, comme un enfant attaché à son doudou. C’est certainement ma phase utérine.

Mais il y a eu d’autres rencontres, et une, centrale, fut la pensée moniste. Il n’existe pas de distinction entre le monde matériel et le monde spirituel. « l’esprit n’est qu’un mot pour désigner quelque chose dans le corps » écrivait Nietzsche. Il n’y a qu’une nature de l’Être et elle est indivisible. Corps ou Esprit, c’est parler de la même chose sous deux aspects différents, selon deux attributs différents. Filant les lectures, je me confortais dans l’idée que l’homme et l’animal sont similaires, que les cultures sont des types de relations avec un milieu, que les structures sociales sont aussi structures de notre esprit.

Mais il m’en fallait plus. Je devais densifier les éléments de ce monde, comme s’il fallait constituer des grumeaux dans ce magma encore informe.

J’ai d’abord senti une identité avec les objets que je photographiais. J’étais ce que je voyais, ce que je voyais était moi. Mais non seulement en corps mais aussi en esprit. L’arbre que je touche est constitué des mêmes atomes, de la même poussière d’étoile, mais aussi du même élan vital, de la même puissance de vie. Nous évoluons conjointement dans un jeu continuel de concurrence et de collaboration. Cela a été ma première victoire sur la vacuité. Je savais où j’habitais. Je remplissais le monde et j’en étais également rempli.

Si esprit et corps sont la même chose, il est donc possible de donner forme par la pensée. En pensant, je pouvais organiser le monde, saisir des points saillants et y agglomérer, par touches, des couches de densité. Ainsi, je me suis mis à identifier des concepts auquel je trouvais nécessaire de donner corps. Me concentrant sur un thème je tente d’en définir les contours avec un medium que je maîtrise de mieux en mieux. Mes séries sont le fruit d’une recherche profonde et obsessionnelle de la tension entre organisation et désorganisation, entre la vie et la mort, recherchant le point de bascule où tout se décide. Le chaos est cet état primordial, les déformations sont la transition d’un état à autre, enfin, ma série actuelle, les ruines sont l’expression de ce devenir universel vers la décomposition.

Je ne suis pas mu par des passions tristes, mais par la volonté de porter un regard lucide sur notre condition. A l’ère du changement climatique, de la 6ᵉ extinction de masse, il est temps de s’appliquer à reconnaître la fragilité de l’équilibre qui nous a porté à l’existence. Le vrai comportement entropique ne consiste pas à s’approcher du gouffre pour en sonder la profondeur, mais à ignorer la possibilité de la chute, à penser béatement que la puissance de notre esprit sera capable de nous exonérer de la pesanteur. Mes œuvres ne sont pas tristes, elles sont sérieuses. Elles sont le fruit d’une pensée que je développe inlassablement pour résister moi-même à l’entropie, pour rester vivant, toujours sentant la possibilité du basculement dans la vacuité.